Quelques lectures à recommander

Henry BarraudHenry Barraud : Un compositeur aux commandes de la Radio – Essai autobiographique. Édité sous la direction de Myriam Chimènes et Karine Le Bail. Co-édition Fayard / Bibliothèque nationale de France, novembre 2010, 1129 p., dessins de Marc Kosloff, 40€.

 Seul le titre Essai autobiographique figure en tête des nombreux cahiers patiemment rédigés par un Barraud octogénaire aux fins de laisser une trace de son parcours et de ses rencontres à sa famille. En effet, une double vie, de compositeur de musique et de personnage officiel appelé à jouer un rôle de premier plan dans la réorganisation de la Radio nationale au sortir de la Guerre, l’a conduit à fréquenter à la fois les sphères du pouvoir et celles des arts. Pourtant – il y insiste avec une coquetterie qui peut infiltrer le doute – l’auteur n’ambitionna aucune publication ni d’autres lecteurs que lui-même (pour mettre en ordre le travail de sa mémoire) et le cercle des siens. Certes le déroulement pêche à de rares endroits par des carences de mise en forme (redites), certes il ne s’achève pas et il y manque visiblement le récit – pourtant annoncé –  de la conclusion de son mandat directorial à la Radio à l’âge où sonna opportunément la retraite puisque Barraud fut ainsi dispensé d’accompagner des évolutions transformant radicalement l’orientation de la politique radiophonique selon des voies qu’il ne pouvait guère approuver (les éditrices annoncent avoir coupé les dernières pages, purement descriptives de voyages privés, et elles ont eu raison à en juger par quelques récits tardifs de périples maintenus sans aucun bénéfice pour le lecteur tant ils versent dans les souvenirs touristiques et ralentissent la narration). Mais alors on s’interroge sur la qualité remarquable du style apporté à cette rédaction non adressée au public : au long des 1841 folios noircis par l’entreprenant retraité, l’attention ne se relâche pas grâce à un bonheur de description teinté d’un humour incisif, doublé d’un art du portrait qui, dévoilant les comportements fort révélateurs de maints protagonistes du milieu culturel, dote les futurs historiens de cette période d’outils indispensables.

Le témoignage s’avère inestimable sur les coulisses d’un organisme d’État qui connut toutes les secousses et fractures provoquées par la Guerre de 39-45, l’Occupation, la Collaboration, la Résistance, et la progressive reconstruction à partir de la Libération. Peu de négligences rédactionnelles auraient appelé de légères corrections si le texte avait connu le sort éditorial d’une relecture d’épreuves par son auteur (les éditrices décrivent assez minutieusement le manuscrit et leurs minimes interventions pour que l’on mesure combien le texte nous est livré ʺdans son jusʺ), et la majeure partie des cahiers semble en fait témoigner d’un soin littéraire destiné à la postérité.

Henry Barraud entreprend ce travail à 83 ans (il était né avec le siècle et mourut à 97 ans et demi !), il s’y remet à 85 ans, mû par le souci d’opérer une mise en perspective objectivant ce que lui restituent sa mémoire et ses agendas. Les premières pages, où il se décrit dans l’exercice qui va le lancer vers une fluviale rédaction, témoignent d’une délicieuse et lucide originalité. Puis le récit prend valeur de formidable croquis des mœurs d’une époque, de chronique du quotidien éprouvant d’un soldat pendant la « drôle de guerre », de franche exposition des difficultés d’un jeune musicien cherchant à percer, avant que ses qualités innées d’organisateur n’attirent sur lui l’attention des ʺofficielsʺ qui lui confieront des charges croissantes le menant aux services culturels de la radio naissante, jusqu’à la responsabilité majeure consistant à diriger et façonner, au sortir de la Guerre, celle des trois antennes baptisée « Chaîne nationale », c’est-à-dire une chaîne chargée de communiquer le meilleur de la culture française, qu’elle soit littéraire, théâtrale, musicale, picturale. Aucun rapport, donc, avec les subdivisions plus récentes (encore qu’on reconnaisse dans une autre antenne intitulée « Paris Inter » le germe de la future « France Inter »), puisque Henry Barraud fut à l’initiative, autant de la mise en ondes de pièces de théâtre que des fameux entretiens avec les plus grands écrivains français (entretiens menés par Jean Amrouche, Robert Mallet et d’autres, réédités depuis en disques et en livres), tandis qu’il chapeautait la vie des orchestres de la radio. D’où précisément la valeur de ce copieux témoignage puisqu’il nous livre aussi bien l’historique de l’Orchestre National que les savoureuses rencontres hors micro avec d’illustres littérateurs. Défilent ainsi, en des portraits non retouchés, André Gide, Paul Claudel, Colette, François Mauriac (à la famille duquel le Bordelais Henry Barraud était apparenté), Paul Léautaud et Marie Dormoy (le récit de leur liaison épicée m’amuse toujours, puisque je me souviens fort bien de cette forte matrone connue dans mon enfance, Marie Dormoy étant une des meilleures amies de ma grand-mère), Henry de Montherlant, André Breton, Jean Giono, les Jouhandeau…

Le fait que l’auteur ne destine pas à l’édition ses pertinentes observations le libère de toute langue de bois et ne les rendent que plus dépourvues de « paravent » pour l’usage qu’en feront les biographes de ces diverses personnalités. La (les) prétention(s) de certains s’en trouve(nt) acidement décapée(s) : ainsi de Pierre-Jean Jouve ou d’Édouard Balladur (mais ils ne sont pas les seules victimes de cette plume acérée!), ou même de Lanza del Vasto, quelque affection qu’éprouve le musicien à son endroit. Le portrait de Pierre Reverdy est nourri d’une compassion plus intime car le compositeur a mis en musique quelques poèmes de l’ermite de Solesmes. Au micro de Georges Charbonnier (qui réalisa aussi de fameux entretiens avec Edgar Varèse) se succèderont ensuite d’illustres peintres: André Masson, Salvador Dalí, Max Ernst, Hans Hartung, Joan Miró (tandis que se poursuivaient les séries littéraires avec Cocteau, Cendrars, Paulhan, Duhamel, Chamson…). Toujours en ces années fastes (1950-54), Pierre Emmanuel se voit confier des cycles d’émissions poétiques, et Henry Barraud entreprend de mettre sur pieds de mémorables intégrales théâtrales : seront ainsi enregistrées (et par quels prestigieux comédiens !) toutes les pièces de Claudel, Giraudoux, Cocteau.

On croit rêver si l’on se souvient que chacune de ces séries d’entretiens avec de grands créateurs couvrait plusieurs mois de diffusion, au rythme de deux ou trois émissions par semaine, que les pièces des intégrales théâtrales étaient programmées à raison d’une par mois : impensable en l’actuelle époque de décadence où les directions des radios sont gouvernées par l’obsession des chiffres de Médiamétrie ! Henry Barraud revendique d’ailleurs hautement son élitisme : « Ma position était tout autre et je m’y suis toujours tenu, opposant une indifférence de glace à tous les ʺsondagesʺ par lesquels on prétendait dénoncer l’élitisme de mon action. Élitisme que d’ailleurs je ne contestais pas puisque je m’en faisais gloire. J’avais un budget à gérer. Je ne l’ai jamais dépassé d’un centime. Il est même arrivé qu’on vienne y puiser de quoi secourir la chaîne des variétés toujours près de sombrer dans ses déficits perpétuellement renouvelés. Mais à l’intérieur de ce budget, je répartissais les dépenses à ma guise » (p. 588). En vertu de quoi on lui doit d’avoir sauvegardé pour la postérité d’irremplaçables documents sonores sur les génies qui incarnèrent la grandeur de la culture française. De ce point de vue, qui a raison, Barraud ou Médiamétrie ? Est-il besoin de vous indiquer ma réponse ? Mais, comme en atteste le portrait nettement à charge que trace l’auteur des responsables (Alain Peyrefitte en tête, Pierre de Boisdeffre…) de la réforme d’où sortit la nouvelle structure de l’ORTF en 1963-64, Henry Barraud n’aurait pas survécu à une politique vouée à devenir après 1968 de plus en plus démagogique, l’âge de la retraite – comme nous le disions plus haut – ne l’eût-il sauvé d’inévitables conflits en germe dans ses dernières années de directorat. Quant au ʺpistonʺ politique, il fonctionna hélas de tout temps, et Henry Barraud se vit imposer Maurice Le Roux (peu préparé aux fonctions de chef d’orchestre) à la tête de l’Orchestre National parce que le jeune candidat avait pour parrain le ministre Roger Frey.

On sourit parfois de découvrir notre homme en bon Français caparaçonné d’anti-américanisme primaire, lors de deux tournées (l’une, épique, avec l’Orchestre National conduit par Charles Munch, l’autre en tant que conférencier), mais des scènes comiques valent bien ce détour, telles ses mésaventures lorsqu’on lui attribue de charmantes vieilles dames comme chauffeurs chargés de l’acheminer vers une visite programmée : « Ma conductrice vagabondait de droite et de gauche dans la plus sereine ignorance du concert de  klaxons et de crissements de freins violemment serrés par les voitures concurrentes. Il s’avérait décidément qu’au-delà d’un certain âge les dames américaines avaient de la conduite automobile une conception résolument individualiste. Dans la situation où je me trouvais, je pris pour une attention toute personnelle et des plus délicate l’annonce en lettres immenses que je remarquai sur la façade d’un building au bord de la route : Macchabées. Life Insurance Society. » (p. 877). Si vous voulez découvrir d’autres scènes cocasses décrites d’une plume alerte (par exemple à bord du Queen Elizabeth en 1958, p. 852-854 ; ou encore, p.118, la description de l’uniforme dans lequel on l’empaquète à son entrée au service militaire en 1920, d’un bonheur d’expression comique digne de Berlioz), achetez le livre !

 La délectation commence d’ailleurs dès les premières pages, grâce à la préface de Jean-Noël Jeanneney, d’une pulpeuse syntaxe et d’un vocabulaire ciselé tels qu’on n’en lit plus que très rarement. Puis une large introduction – vraiment – biographique des curatrices de ce monumental travail rééquilibre dans un souci d’honnêteté historique ce qu’il peut y avoir de tendance toute humaine chez Barraud à grossir son influence sur les événements. Quant au « pavé » imprimé, il consiste aux deux tiers en le texte des cahiers d’Henry Barraud versés à la Bibliothèque nationale de France, et à hauteur d’un bon tiers en un appareil de notes qui en fait un véritable dictionnaire de l’époque. Pour ce faire, les deux curatrices se sont entourées d’une large équipe pluri-disciplinaire : c’est que la mémoire de l’octogénaire joue parfois des tours à l’Histoire, et il a fallu restaurer en notes de bas de page la juste chronologie ou les précisions rectifiant le récit. Par ailleurs, à ceux qui – comme votre servante – ont connu par tradition familiale les répercussions d’un ʺbainʺ culturel se prolongeant au-delà du milieu du XXème siècle, bien des noms fréquentés par Barraud demeurent évocateurs du paysage ʺofficielʺ de la musique en ces années révolues, mais aux plus jeunes lecteurs ces noms ne diront rien, d’où la nécessité de rédiger des notices résumant leur carrière, ou d’étayer les souvenirs de Barraud par des informations plus strictement documentaires. Cependant la largeur du champ labouré par le directeur de la Chaîne nationale impliquait de retrouver cette documentation dans des secteurs et des pays très divers, d’où le nombre de collaborateurs sollicités. Il en résulte un travail fondamental pour approfondir la connaissance d’une époque dont tant d’aspects contradictoires requièrent la plus sagace enquête.

Les historiennes ont bien travaillé, et il était naturel que tant de contributions à colliger génèrent quelques négligences rédactionnelles. Malheureusement nous sommes chez Fayard, ce qui signifie que nul regard attentif n’a repéré ces négligences : cela nous vaut par exemple un « directeur de la direction » (p.788, n.2), ou un « suivi l’année suivante », et je vous laisse découvrir comment Foster Dulles est transformé en Secrétaire d’État posthume (p.857, n.3) !

Pour tout dire, le témoignage sur les années de guerre et leurs séquelles m’apparaît tellement dominer cette autobiographie que je n’ai point classé le livre au rayon musicologie, mais sur les étagères réservées aux terribles années 40 dans ma bibliothèque historique.

Les souvenirs retraçant le sort des œuvres du compositeur Barraud n’intéresseront que ceux enclins à redécouvrir sa musique bien oubliée aujourd’hui. J’avoue avoir négligé pendant un temps de m’atteler à la lecture de cet ouvrage tant j’avais conservé de son auteur un souvenir assez proche du sentiment exprimé par Pierre Boulez selon son inimitable vocabulaire à l’emporte-pièce : « S’il y avait eu une Radio aussi inventive en France que la Radio allemande, je n’aurais pas eu à faire tout ce travail. Il y avait un monsieur qui s’appelait Henry Barraud, qui était un éteignoir total, qui se prétendait libéral, mais qui était libéral comme les libéraux le sont maintenant » (entretien avec Jésus Aguila du 18 juillet 1988, voir p.31 de l’introduction).

Pour équilibrer le match, je dois ajouter que l’opinion d’Henry Barraud à propos de Pierre Boulez n’est pas tout à fait fausse non plus : « Je ne suis pas assuré de l’avenir de la musique dans les voies où l’a engagée son action dominatrice. Je crains un peu qu’elle ne l’ait déshumanisée pour longtemps. Elle m’a en tout cas personnellement écarté d’un art où je ne me vois plus une place. » (p.44 ; il n’y a pas grande perte, ricaneront certains à la lecture de la dernière phrase ; mais les deux premières appellent réflexion, à la lumière des récentes évolutions conflictuelles de la musique contemporaine).

Pour tout arranger, la lecture – imposée en mes années d’études – des livres de Barraud (Les Cinq grands opéras ; Pour comprendre les musiques d’aujourd’hui, auquel je préférai vite le remarquable essai de H. H. Stuckenschmidt : La musique du XXème siècle) avait plutôt déçu ma juvénile attente, me laissant une impression qui cadre assez avec les termes employés par Pierre Boulez.

Alors que dire de sa musique ? Henry Barraud a l’honnêteté de citer le jugement psychologique émis par Bernard Gavoty dans une lettre privée de 1956, puis de le commenter lucidement (p.834-835) : il y est question d’une sorte de réserve naturelle qui bloque chez Barraud la capacité à extérioriser l’expression et crée une distanciation qui peut nuire à la communication avec l’auditeur. Barraud reconnaît qu’on lui a toujours reproché son « austérité ». La remarquable photo choisie pour illustrer la couverture du livre dit tout de l’intelligence et de l’inflexible détermination du personnage, mais les lèvres trahissent une sécheresse dont son style n’est point exempt.

disque BarraudLe discophile d’aujourd’hui dispose de peu d’éléments pour en juger, c’est pourquoi le petit-fils du compositeur, le chef et pianiste Nicolas Krüger, avait saisi l’occasion de la sortie de l’Essai autobiographique pour enregistrer (en 2011) un florilège de mélodies et les six Impromptus pour piano (1941) dont le livre fournit le contexte, spécialement quand il s’agit de collaborations avec Lanza del Vasto et Pierre Reverdy, ou des Trois chansons de Gramadoch destinées à illustrer une diffusion radiophonique du Cromwell de Victor Hugo (un CD Maguelone MAG 111.178, avec le concours des chanteurs Didier Henry, producteur du label, Christophe Crapez et Salomé Haller). Force est de constater, malgré la sensible tendresse familiale que le talentueux Nicolas Krüger apporte à leur interprétation, que les Impromptus n’apportent pas grand-chose au paysage musical du XXème siècle, et que les quelques séductions d’écriture que l’on y rencontre se trouvent étonnamment enchâssées dans des maladresses de conduite du discours qui les ʺstérilisentʺ en quelque sorte. La mise en musique de Trois Lettres de Madame de Sévigné attire plus l’oreille, et la vibrante implication de Salomé Haller n’y est pas pour rien, de même que l’ardent lyrisme de Didier Henry sauve les Gramadoch et les Lanza del Vasto. L’illustration des Chantefables de Robert Desnos est par trop épigonale, malgré d’heureuses trouvailles humoristiques (L’Alligator sur les rives du Mississippi). On peinerait d’ailleurs, au fil des recueils, à dégager quelque originalité compositionnelle, et cette musique vite oubliée, dépourvue de signes distinctifs, s’inscrit au rang d’une certaine confection française de son temps et classe son auteur parmi les individus plus doués pour l’organisation que pour la création (il y en eut d’autres, parmi les officiels du siècle…).
Alors « un éteignoir », Henry Barraud ? Le mémorialiste, certainement pas ! Mais le musicographe et le compositeur… ?

 Van Dyck et Massenet Jean-Christophe Branger et Malou Haine : Ernest Van Dyck et Jules Massenet – Un interprète au service d’un compositeur. Vrin, collection MusicologieS, mai 2014. 173 p. ill. en couleurs, 30€.

Van Dyck, deuxième épisode, serait-on tenté d’écrire. En effet, la seule Malou Haine, auteur par ailleurs de nombreux articles sur son illustre compatriote au timbre d’or, avait déjà consacré un livre au versant capital de la carrière du Heldentenor belge (1861-1923), à savoir son implication dans le répertoire wagnerien qui le conduisit à Bayreuth. Autant dire qu’elle avait épluché les relations conflictuelles entre l’interprète et « Frau Meister », l’autocratique Cosima Wagner faisant donner au jeune homme une formation de fer auprès du fidèle chef d’orchestre Felix Mottl et veillant à son perfectionnement en prononciation allemande (un critère fondamental au vu de la déclamation wagnerienne), mais acceptant mal par la suite que le chanteur en pleine ascension prenne son indépendance [Ernest Van Dyck, un ténor à Bayreuth – suivi de la correspondance avec Cosima Wagner (ainsi qu’avec Siegfried Wagner et les administrateurs de Bayreuth), Symétrie 2005, 271p. ill. de photos en N.et B. prises à Bayreuth ainsi que d’images publicitaires de l’époque, 35€].

Mais le nom de Van Dyck mérite d’être tout aussi étroitement associé à celui de Massenet en raison des rôles (et je ne parle pas là des seuls rôles scéniques) qu’il assuma auprès du compositeur français. Non seulement il interpréta Manon, Werther, La Navarraise, mais il sauva Werther, refusé à Paris par Carvalho, en usant de son influence de ténor vedette de la troupe de l’Opéra de Vienne (jusqu’à l’arrivée de Gustav Mahler avec lequel il ne s’entendait pas) pour en faire accepter la création sur l’illustre scène autrichienne. Soit dit en passant, et au risque de défriser les admirateurs d’Alfredo Kraus, tenore di grazia donizettien, il importe de garder en mémoire que Werther fut créé par un Heldentenor qui, de Parsifal, Lohengrin, Siegmund, Walther, se hissa jusqu’à Tristan ; comme il advient souvent pour cette catégorie de voix, Van Dyck avait fait ses premières tentatives en baryton avant d’être orienté vers son positionnement vocal définitif (songeons à James King ou Plácido Domingo, barytons « remontés »). Mieux, au lendemain de la création de Werther, Massenet jugeait la couleur d’un ténor trop claire pour le sombre personnage et envisagea dès lors de transposer le rôle pour baryton (il pensait à Victor Maurel, c’est finalement Mattia Battistini qui obtiendra cette transposition). De surcroît Van Dyck, depuis ses années estudiantines, fréquentait les milieux littéraires (ce que Malou Haine rappelle en détail dans le premier chapitre) et prenait lui-même la plume. C’est ainsi que, parallèlement au travail sur Werther, il soumettra à Massenet un argument de ballet dont naîtra Le Carillon, créé à Vienne quelques jours après la première de l’opéra. Interprète, homme d’influence, scénariste, Van Dyck coiffa toutes ces casquettes auprès de Massenet, avec un talent accompli dont les critiques du temps nous transmettent les échos, et cela méritait bien un livre.

On ne présente plus Jean-Christophe Branger qui a fait accomplir de grands pas à la recherche fondamentale sur Massenet ainsi que sur ses disciples. C’est donc l’alliance de deux compétences musicologiques que synthétise le présent ouvrage : une longue familiarité avec le parcours de l’artiste belge du côté de Malou Haine, une non moins longue familiarité avec l’histoire du compositeur français de la part de Jean-Christophe Branger. Le plan reprend la structure du précédent ouvrage : une première partie expose les faits biographiques, puis la deuxième partie édite in extenso les correspondances. En fait, on lit surtout les lettres reçues par Van Dyck de Massenet et de Camille de Roddaz (proche ami du ténor, il co-écrivait avec lui des livrets de ballets, dont celui du Carillon ; on le voit presser sans cesse ses interlocuteurs lors des tractations, car il avait de forts besoins d’argent et le rapport résultant du fait de placer leurs livrets auprès des différents théâtres revêtait pour lui une importance toute matérielle), car les descendants de Van Dyck ont pieusement conservé tout ce qui leur venait de leur célèbre aïeul. Malheureusement, les lettres reçues par Massenet n’ont pas eu cette chance, et il manque une voix dans le dialogue épistolaire ; il se peut qu’en certaines occasions, Massenet lui-même en ait été la cause : on le voit ʺrassurerʺ son correspondant au sujet de telle missive confidentielle par un post-scriptum annonçant que la lettre a été détruite aussitôt lue. Ne subsistent qu’un extrait de lettre du ténor à Massenet car il avait été publié dans Les Autographes, et la correspondance de 1903 entre Van Dyck et Albert Carré, directeur de l’Opéra-Comique, car elle se trouve conservée à l’Université d’Austin, Texas. Le livre sur Van Dyck et Bayreuth avait bénéficié d’un échange de copies entre Wahnfried et la famille Van Dyck, permettant de reconstituer intégralement le dialogue entre le ténor et Cosima Wagner. Tout en regrettant un sort contraire dans le cas de la publication des échanges entre Van Dyck, Massenet et de Roddaz, on apprécie de voir revivre le tempérament nerveux, inquiet du compositeur (« J’ai souvent ʺmes nerfsʺ pendant les répétitions et j’ai tort car le théâtre est Impérial ici […]. Mais je suis vif et les ʺannéesʺ(!) ne m’ont pas calmé », écrivait-il à sa femme depuis Vienne le 11 février 1892 ; citation reprise du livre d’Anne Massenet, Jules Massenet en toutes lettres, Éd. de Fallois 2001), la défense de leurs intérêts respectifs par les différents protagonistes sous des dehors diplomatiques, enfin tout ce qui fait les préparatifs d’une production théâtrale ! L’ensemble est accompagné d’un vaste appareil de notes apportant toutes précisions historiques et autres éclairages sur les sources. En annexe on lira les contrats d’édition relatifs à Werther et au Carillon, le livret du ballet, les trois articles et entretien où Van Dyck a raconté quelques souvenirs sur Massenet, le détail des représentations de Massenet auxquelles participa le ténor, et la description des partitions de Massenet conservées par Van Dyck et ses descendants. On découvre d’ailleurs au fil des pages bien des projets avortés, et la bibliothèque du ténor confirme l’intérêt qu’il porta à d’autres partitions du compositeur, mais sans qu’une concrétisation scénique s’ensuive.

Lus à la suite l’un de l’autre, les deux livres aident à se faire une idée de ce qui valut à Van Dyck une si haute réputation. Car à voir les photos, on n’entre guère en pâmoison devant le « poupon colossal» – selon les mots de Victor Wilder dans le Gil Blas d’août 1891 – qui présente tous les traits du ténor boudiné ! Pourtant les critiques unanimes nous disent avoir ressenti la vie des personnages (spécialement Parsifal et Werther) mieux qu’à toute autre représentation quand Van Dyck les incarnait, ils ajoutent même qu’ils découvraient grâce à sa diction intelligente, à son art du jeu dont le geste s’accordait aux intentions dramatiques de la musique, des inflexions de la phrase qui leur avaient échappé à l’écoute d’autres interprètes. Le nouveau livre nous donne à ce sujet des clés indispensables. Henri de Curzon, dans un article du Guide musical en 1903, semble avoir décelé que la pratique littéraire du chanteur pouvait avoir guidé son intelligence : « C’est qu’un lettré et un intuitif comme M. Van Dyck étudie toujours l’histoire et l’esprit de ses héros jusqu’à prendre vraiment leur place sur la scène » (p.29). Nous ne déflorerons pas les documents essentiels ici présentés (achetez le livre !) mais quelques pages (31-33) font se succéder des témoignages de la plus haute importance pour comprendre ce qui distingua notre interprète : tout d’abord le credo de l’artiste lui-même, lequel se révèle – dans un article pour Musica en 1903 – soucieux d’un travail d’acteur échappant aux conventions des représentations lyriques d’autrefois (attitude très moderne en ce temps-là, que l’on rencontrait aussi chez Victor Maurel) et insiste sur la  fidélité aux intentions du compositeur (attitude rare également !) ; puis un long compte rendu de L’Indépendance belge montre combien le ténor réussissait l’application de ses principes et nous décrit les moindres subtilités de sa voix qui colorait avec une appréciable variété d’intentions la palette des sentiments exprimés par le poème comme par la musique, au point qu’ « on ne l’écoute pas seulement avec l’oreille, on l’écoute avec l’esprit […] ; chaque parole a son interprétation vraie dans l’impression comme dans le degré d’intensité du timbre » ; les souvenirs de Laurent Swolfs insistent aussi sur la « sérieuse préparation intellectuelle » et littéraire du chanteur ; enfin Yseult (ou Isolde) Van Dyck a publié ce qu’elle appelle les « dix commandements » de son père relatifs au jeu scénique.

Tous les critiques soulignent également la qualité de sa diction dont on ne perdait pas une syllabe et – qu’il s’agisse de rôles français ou allemands –  l’on reconnaît là le fruit de l’intense travail imposé par Cosima Wagner qui fustigeait inflexiblement le moindre fléchissement constaté dans la déclamation de son protégé (elle lui reprochait d’ailleurs de gaspiller son talent dans des opéras d’un niveau inférieur à ceux de son génial époux, et mettait dans ce lot Massenet autant que Meyerbeer : voir p. 158 du livre Symétrie ; sa phrase, tirée d’une lettre du 7 mars 1891 : « on vous impose des rôles tels que Des Grieux et Raoul, qui exigent des cris à tue-tête, sous peine de tomber à l’eau », laisse tout de même perplexe quant à l’idée que « Frau Meister » se faisait du style de Manon !).

La très riche iconographie du livre – planches hors-texte en couleurs – réunit des photos (dont le sépia est ainsi respecté), de magnifiques portraits au pastel des membres de la famille Van Dyck par René Gilbert, des couvertures ou pages de partitions (dédicacées ou non) ayant appartenu au ténor ainsi que le livret de mise en scène de La Navarraise, des gravures d’époque illustrant des scènes de Manon. De fait, la juxtaposition des illustrations représentant tour à tour Talazac (qui ressemble à un gros petzouille) et Van Dyck dans le rôle de Des Grieux, restitue par comparaison une parcelle du maintien expressif du ténor belge malgré la pose figée qu’impliquait ce genre d’exercice dans l’atelier du photographe. Plusieurs illustrations nous révèlent une version transposée au demi-ton inférieur du Lied d’Ossian de Werther (« Pourquoi me réveiller ? », avec la partie de flûte également transposée) dans la bibliothèque de Van Dyck, copie revue par Massenet le 29 octobre 1891 (c’est lui qui souligne) attestant d’une latitude accordée à l’interprète en vue de la création du 16 février 1892 à Vienne (il faut dire que Van Dyck avait chanté Des Grieux avec une Manon mezzo soprano, et que Sibyl Sanderson, soprano coloratura, prétendait chanter Charlotte ! On avait la transposition facile en ce temps-là !).

J’envie mon éminent collègue Jean-Christophe Branger d’avoir bénéficié d’un éditeur avisé. Je m’explique : Massenet se comporte en maniaque du soulignage, les pages de ses lettres, de ses manuscrits musicaux, de ses notes aux éditeurs et interprètes, sont zébrées de traits (allant de un à trois) dénotant son insistance sur tel mot ou telle idée. Ayant eu à publier des documents de Massenet pour les éditions Symétrie (Massenet en des soirs testamentaires, Tempus Perfectum n°9), j’exigeai en vain la reproduction imprimée de ces multiples soulignages ; je me vis opposer par des éditeurs roidis sur leurs conventions des arguments (si l’on peut dire !) tels que « Ce n’est pas beau », « Cela ne se fait plus »… Ah bon ?! Je rétorquai que me passaient sous les yeux des livres où le respect de la graphie à retransmettre par l’impression primait toute autre considération, dût-on pour ce faire restituer, dans le cadre de citations, les soulignages. Rien n’y fit et des subterfuges aussi tarasbicotés que vidés de force suggestive me furent imposés. Chez Vrin, le souci de la vérité historique a permis à Jean-Christophe Branger de retranscrire fidèlement les lettres de Massenet (Roddaz, aussi, souligne !) : le lecteur, amusé, voit donc lui sauter à la figure les zébrures du scripteur semblant ainsi lui mettre un index tantôt persuasif, tantôt exhortatif sous le nez, ou l’enrober de cette onction un peu affectée qu’il apportait à ses flatteries. Le portrait du musicien, aussi animé que si les inflexions vocales de sa conversation nous étaient restituées par cette palette d’intentions graphiques, s’en trouve plus éloquemment communiqué à l’amateur qui n’a jamais eu notre chance d’entrer en contact avec les manuscrits de Massenet.

Pourquoi faut-il que les éditeurs agissent souvent en ennemis des auteurs ?! Valéry Larbaud claqua la porte du sien à la suite d’un différend relatif à une ponctuation non respectée : il avait raison.

Pour en revenir à notre sujet, les auteurs s’interrogent sur la distance qui s’installe entre Massenet et Van Dyck après 1903, alors que les lettres de Massenet en cette dernière année témoignent encore d’une chaleureuse affection. Il me semble, à lire les notes commentant les engagements de cette année-là, que Van Dyck fit un retour raté à l’Opéra-Comique, n’étant pas au mieux de sa condition physique (une opération « d’un abcès dans la bouche » ayant provoqué « une sérieuse irritation du larynx », à moins d’un mois de rechanter Werther, et encore en ayant annulé les premières représentations prévues), ce qui permit à Léon Beyle de le supplanter pour longtemps dans le rôle du héros de Goethe, d’autant que l’enracinement de la voix de Van Dyck dans les rôles lourds de Wagner limitait ses incursions dans un répertoire moins adapté à son évolution. Les documents présentés se concentrent donc sur une période allant de 1890 à 1903. Ils apportent une contribution majeure à notre connaissance du travail scénique unissant un compositeur à ses divers collaborateurs, à la vie théâtrale, et bénéficient d’un luxe de présentation qui séduit autant le regard que l’intellect.

 Sylviane Falcinelli